23 Juil 2010

La toxicité naturelle de certains miels

Rédigé par cetam 7 commentaires

401 avant J.-C. : le fils du vainqueur de Marathon, Cyrus le Jeune déclare la guerre à son frère aîné, Artaxerxés II, roi des Perses. Sur le conseil de Socrate, après avoir consulté l’oracle de Delphes, le philosophe grec, Xénophon, s’engage dans son armée de mercenaires. C’est l’expédition des « Dix mille ». Mais, l’affaire « tourne mal » et Cyrus est tué, à Cunaxa, d’un coup de javelot sous l’œil. Une trahison du satrape Tissapherne attire l’armée dans un guet-apens. Elle sera décapitée de tout ses généraux. Sous la conduite de Xénophon, commence une retraite épuisante au travers des montagnes du Kurdistan. Ce fut à la fois une débâcle et un calvaire. Les diverses péripéties endurées furent nombreuses. Dans son livre, le philosophe grec narre celle-ci(1) : « …Les Grecs étant montés trouvèrent beaucoup de villages abondamment remplis de vivres, et y cantonnèrent ; ils n’y rencontrèrent rien qui les étonnât, si ce n’est qu’il y avait beaucoup de ruches, et que tous les soldats qui mangèrent des gâteaux de miel, eurent le transport au cerveau, vomirent, furent purgés, et qu’aucun d’eux ne pouvait se tenir sur ses jambes. Ceux qui n’en avaient que goûté, avaient l’air de gens plongés dans l’ivresse ; ceux qui en avaient pris davantage ressemblaient, les uns à des furieux, les autres à des mourants. On voyait plus de soldats étendus sur la terre que si l’armée eût perdu une bataille, et la même consternation y régnait. Le lendemain personne ne mourut ; le transport cessait à peu près à la même heure où il avait pris la veille. Le troisième et le quatrième jour, les empoisonnés se levèrent, las et fatigués ; comme on l’est après l’effet d’un remède violent… » Sans doute, Xénophon ignorait-il la nature réelle de ce miel toxique capable d’empoisonner toute une armée. Mais, grâce à lui, cette histoire est parvenue jusqu’à nous. De nos jours, des cas d’empoisonnements semblables surviennent tous les ans dans cette même région du monde et plus particulièrement en Turquie(2). Ils permettent de bien appréhender le phénomène. L’analyse pollinique des miels incriminés révèle toujours une forte dominance de pollen de rhododendrons. Dans cette région du monde, il s’agit de Rhododendron ponticum et de R. luteum. Le genre rhododendron comprend un millier d’espèces connues sous les noms communs de rhododendrons, mais également d’azalées(3). Dans les Alpes françaises et les Pyrénées, on rencontre R. ferrugineum et R. hirsutum. Dans la vallée de l’Isère, on a retrouvé à l’état fossile le pollen de R. ponticum. Or, les rhododendrons sont des plantes toxiques. La substance incriminée est un diterpène, la grayanotoxine I (= acétylandromédol). Elle est présente dans les feuilles et les fleurs, mais également dans les nectars. Inévitablement, elle se retrouve dans les miels. Cela explique les accidents qui sont signalés chaque année dans les régions du monde où l’on produit des miels monofloraux de rhododendrons. Pourtant, certaines espèces, dont celles que l’on trouve en France, semblent échapper à cette tendance générale. Et à ma connaissance, il n’y a jamais eu de tels problèmes avec les miels de rhododendrons alpins et pyrénéens. J’en goûte moi-même tous les ans des échantillons arrivant au laboratoire sans ressentir le moindre trouble… Ce sont même des miels excellents. La grayanotoxine I des miels de rhododendrons agit en augmentant la perméabilité des membranes aux ions sodium. Cela se traduit par une dépolarisation des cellules nerveuses. Les premiers effets surviennent assez vites (de 30 à 120 mn après la consommation de miels). Outre une hypotension et une bradycardie, les patients sont sujets à des nausées, vomissements, transpirations, vertiges associés à une fatigue intense, une agitation avec quelquefois perte de connaissance, convulsions et trouble de la vision. On retrouve d’une manière plus scientifique et plus moderne les symptômes décrits par Xénophon… Si historiquement le cas du rhododendron est assez connu, ces espèces ne sont pourtant pas les seules à produire des miels toxiques pour l’homme, même si la littérature apicole se fait assez discrète sur ce sujet. Dans la famille du rhododendron, d’autres Éricacées secrètent des nectars toxiques. Les toxines en cause sont le plus souvent des grayanotoxines. Sont toxiques pour les humains les miels produits à partir des nectars de : Kalmia latifolia, Agauria spp., Andromeda spp., Kalmia spp, Azalea pontica, Ledum palustre (la toxine est un glycoside). Le miel de l’arbousier (Arbutus unedo) n’est pas toxique, mais est extrêmement amer. Cette amertume est provoquée par un glycoside, l’arbutine. Dans une autre famille botanique, un autre cas est assez connu des spécialistes. Il s’agit d’un miel produit en Nouvelle-Zélande à partir d’une plante de la famille des Coriariacées, Coriaria arborea Lindsay communément appelée « Tutu ». En fait, cette espèce n’est pas nectarifère et c’est un miellat produit par un parasite de la plante, Scolypopa australis, que les abeilles récoltent. Le miellat est toxique car il contient des sesquiterpènes lactoniques. La consommation de ce miel peut se terminer par un coma. Il aura été précédé de nausées, vomissements, douleurs abdominales, céphalées, rigidité des membres et convulsions… Le laurier-rose, Nerium oleander (Apocynacées), est également réputé pour produire un miel toxique. Il est vrai que cette espèce ornementale est probablement une des espèces les plus dangereuses de notre flore. Selon MACK (1984), « one leaf can kill an adult » (une seule feuille peut tuer un adulte) et c’est à peine exagéré. Toutes les parties de la plante contiennent des hétérosides cardiotoniques et des personnes se sont intoxiquées en consommant de l’eau où avaient baigné des feuilles de laurier-rose. La présence de ces hétérosides dans le nectar n’est pas impossible. Ils présenteraient alors un risque certain dans le cas où le miel récolté serait suffisamment monofloral. Si la famille des solanacées fournit à l’homme de nombreuses espèces alimentaires dont les plus connues sont la pomme de terre, la tomate, l’aubergine, le poivron, elle fournit également une drogue légale, le tabac et de nombreuses espèces très dangereuses comme la belladone, le datura et la jusquiame. Ces espèces produisent des alcaloïdes dont le plus célèbre est l’atropine. Ces plantes qui peuvent être visitées par les abeilles sont réputées pour produire des nectars toxiques. Si l’ensemble de la plante de certaines solanacées (belladone) contient des alcaloïdes, ce n’est pas toujours le cas et un nectar produit par une plante toxique ne l’est pas nécessairement. Le nectar est une sécrétion des nectaires. Il possède sa composition propre. Une autre famille, celles des renonculacées comprend beaucoup d’espèces parmi les plus dangereuses de la planète, aconit par exemple. Beaucoup d’entre elles sont visitées par les abeilles sans que l’on ne signale de problèmes particuliers pour les miels qui pourraient être produits à partir de leurs nectars. C’est également le cas de certaines scrofulariacées comme la digitale. Il est vrai que les effets éventuels ne pourraient être retrouvés que chez des miels suffisamment monofloraux. Or, les plantes concernées n’existent pas en peuplements assez denses pour une production monoflorale. Si production de nectar toxique il y a, par un simple effet mécanique de dilution, il n’y a plus de toxicité dans le miel, le toxique n’étant plus présent qu’à dose homéopathique(4) …avec peut-être quelquefois des effets bénéfiques ? Ainsi, le miel d’euphorbe (Euphorbia spp.) serait selon Pryce-Jones à l’origine de nausée. Il est récolté à l’état monofloral dans les montagnes de l’Atlas marocain (sur des eupho
rbes arborescentes) où il est utilisé en médecine traditionnelle. Un voyage récent en MAROC m’a permis de ramener pour études ce miel assez foncé et assez âcre qui est très recherché comme médicament. Récolté sur une euphorbe d’aspect cactiforme, Euphorbia echinus, « il exerce sur l’appareil digestif et l’anus une action vésicante »(La pharmacopée marocaine traditionelle par Jamal BELLEKHDAR, Préface de Jean-Marie PELT, IBIS PRESS 1997). La question des miels accidentellement toxiques suite à des contaminations exogènes (botulisme, antibiotiques, pesticides, métaux lourds…) n’a pas sa place ici. Par contre, on ne saurait éluder celle des nectars toxiques pour les abeilles. Plusieurs auteurs prêtent au nectar de marronnier(Æsculus hippocastanum et autres espèces) des propriétés toxiques. Le pollen de marronnier se retrouve fréquemment dans les miels printaniers. La toxicité serait due à des saponines présentes dans le nectar. La graine du marronnier contient effectivement un saponoside, l’escine. Assez connu est également le cas des tilleuls dont le nectar serait toxique. Pourtant, au moins pour les espèces de tilleuls autochtones, il ne semble pas y avoir de problèmes particuliers. En fait seules certaines espèces de tilleul seraient concernés. C’est la présence de mannose, sucre toxique pour l’abeille qui serait à l’origine des troubles observés. De par le monde de nombreux auteurs signalent çà et là des espèces à nectars toxiques pour les abeilles : Corynocarpus laevigata, Angelica triqueta, Astragalus lentiginosus et A. miser v. serotinus, Ochroma lagopus, Sophora microphylla, Veratrum californicum, Asclepias spp. Le nectar du theïer (Camellia thea) serait létal pour les larves d’abeilles (Sharma et al. 1986). Il existe également de nombreuses espèces qui secrètent un nectar qui détourne les abeilles du butinage. Du point de vue évolutif, l’existence des nectars s’explique par l’étroite coévolution des plantes à fleurs et des insectes pollinisateurs. Celle des nectars toxiques ou de nectars qui provoquent une réaction d’évitement chez les abeilles s’inscrit difficilement dans un tel schéma. Jusqu’à présent, on n’a trouvé aucune réponse vraiment satisfaisante à cette question. De plus, le fait que cette toxicité ne soit pas systématiquement retrouvée chez tous les auteurs montre que ce problème est sans doute sous une dépendance polyfactorielle avec peut-être des effets de synergie, d’environnements, de sensibilité de l’abeille, de différentes variétés de plantes dans une même espèce… Nous avons encore beaucoup à apprendre dans ces domaines où finalement tout est une affaire de dose entre un toxique et un médicament… Sans doute y faudrait-il rechercher les origines de certaines propriétés attribués par les médecines traditionnelles à certains miels…

Paul SCHWEITZER Laboratoire d’analyses et d’écologie apicole

7 avis

  1. Schramme says:

    Merci pour votre article très intéressant !

    Dans l’état actuel des choses je suppose que la présence d’un exemplaire unique tilleul argenté et de deux rhododendrons (pont.), dans l’entourage d’un rucher ne sont pas élément à en déconseiller la dégustation du miel…

    Calixte

    • cetam says:

      Il n’y a naturellement aucun risque pour la consommation de miel. Par contre, le tilleul argentée peut éventuellement être à la source de problèmes pour les abeilles, la présence de mannose dans le nectar est souvent citée sans qu’il n’ y ait vraiment de preuves formelles!!!

      PS

  2. B Marley says:

    Je lis régulièrement des atricles concernant la toxicité ( kystes hépatiques) du séneçon et de la bourrache. Qu’en est-il?

    • cetam says:

      Ces publications font référence à la présence d’alcaloïdes pyrrolizidiniques que l’on trouvent dans certains plantes appartenant à la famille des borraginacées (bourrache, vipérine, consoude, myosotis…) et de certaines astéracées (séneçons, eupatoire, tussilage…), ces substances étant hépatotoxiques et carcinogénétiques. Ces alcaloïdes sont présents dans les nectars issus de ces plantes donc dans leurs miels. Il convient cependant de relativiser les choses. D’une part, comme toujours dans ces domaines, il faut ramener cela à la dose journalière moyenne de miel absorbé par individu et l’associer aux autres aliments susceptibles de contenir de telles substances. En général, on ne mange pas le miel par kilogramme par jour!!! D’autre part, seuls les miels monofloraux ou provenant majoritairement d’un mélange de ces plantes pourraient présenter un danger potentiel. Ces cas de figure sont extrêmement rares.
      Pour produire un miel monofloral, les abeilles doivent butiner des millions de fleurs. Les plantes en questions doivent donc toujours être massivement présentes sur un même lieu.
      Parmi les plantes concernées, le miel de bourrache existe à l’état rarissime (deux ou trois échantillons rencontrés sur plusieurs dizaines de milliers de miels analysés en 30 ans). Certains miels espagnols, portugais, nords-africains ou argentins peuvent contenir beaucoup de pollen de vipérine, mais ce pollen, également récolté à l’état de pelote, est toujours fortement sur-représenté dans les miels et l’importance réelle du nectar de vipérine dans ces miels est souvent mineure. Cela est encore plus vrai pour le myosotis dont le pollen est quelquefois présent à plus de 99% dans les miels alpins et dans certains miels produits en zone humide. Là encore, il s’agit d’un artefact et l’on est même pas certain que le miel de myosotis existe. Tous les autres pollens concernés de borraginacées comme d’astéracées ne se rencontrent qu’à l’état marginal dans les miels.
      S’il y a donc risque, il ne peut être d’infime. Seules des enquêtes épidémiologiques permettraient de répondre précisément. Il est d’ailleurs probable qu’au vu des dizaines de milliers d’espèces susceptibles d’être visitées par les abeilles de part le monde, il existe d’autres substances potentiellement dangereuses présentes en très faibles quantités dans certains miels sans que cela ne pose de problème en raison de leur très grande dilution, la majorité des miels étant des miels polyfloraux…

  3. mathurin Rouamba says:

    J’aimerai savoir si le miel prouit à du jatropha curcas est toxique pour l’homme. J’ai une plantation de jatropha et actuellement je rencontre beaucoup d’abeilles qui font la pollinisation. Et comme je suis un fan de miel j’aimerai savoir si c’est possible d’en produire à partir de ma plantation et quelles précautions doi je prendre?
    Merci

    • cetam says:

      Le Jatropha curcas est une euphorbiacée. Cette plante est connue pour produire une toxine proche de la ricine. Je n’ai aucune donnée bibliographique sur la toxicité éventuelle de son miel. Ce n’est pas du tout obligatoire. Ce n’est pas parce q’une plante est toxique sur l’une de ses parties que son nectar est lui-même toxique. Le nectar est une sécrétion des plantes dont le but est d’attirer les insectes pollinisateurs. Il ne représente en rien ni une composition globale de la plante ni une composition de l’un de ses autres éléments, organes divers ou même sève. Un exemple simple hors problème de toxicité illustre cela: le nectar des tilleuls contient du menthol pas leurs fleurs ni leurs feuilles alors que les feuilles des menthes contiennent du menthol et pas leur nectar. Donc pas de conclusions hâtives à ce sujet. Une plante peut être très dangereuse sans que son nectar le soit. Par ailleurs, s’agissant des nectars toxiques pour l’homme (ils sont peut nombreux), le danger n’est réel que lorsque les miels sont soit monofloraux, soit proviennent en grande partie de la plante dangereuse. Avec les miels polyfloraux, ce risque s’avère très faible du fait de la dilution du poison.

  4. mutuelle alsace moselle says:

    Bonjour,
    Donc si je comprend bien la toxicité du miel vient de l’endroit où le rucher a été construit. Bon à savoir tout ça puisqu’on peut bien l’ignorer.

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